Hassan Moutaki
Dans l’espace habité par le vent et la lumière, Essaouira redevient, le temps d’une exposition, une géographie de la mémoire. Les Immortels d’Essaouira, présentée actuellement à la Galerie La Kasbah, n’est pas un simple hommage : c’est une traversée, une mise en résonance entre deux consciences plastiques, celles de Larbi Slith et d’Abderrahman Ziani qui ont su faire de la peinture un territoire spirituel et un langage de résistance à l’effacement. Leur art ne célèbre pas la permanence du corps, mais la survivance du regard : ce qui persiste lorsque tout semble disparaître.
Chez Larbi Slith, la lettre arabe devient souffle, rythme et lumière. Elle quitte son statut de signe pour accéder à celui d’essence. Dans ses toiles, l’écriture n’est plus écriture : elle respire. Le cercle d’or, motif récurrent, agit comme un cœur cosmique où le visible se dissout dans l’invisible. La lettre devient particule d’énergie, vibration silencieuse entre le sacré et la forme, le texte et le silence. On n’y lit pas une prière, mais une quête : celle d’un équilibre fragile entre la ligne et le vide, entre la pensée et la lumière. Slith ne peint pas la lettre, il la délivre. En cela, il fonde une abstraction calligraphique profondément marocaine, où l’esthétique épouse la méditation, et où la matière se fait spiritualité.
Face à lui, Abderrahman Ziani incarne l’autre versant du souffle. Sa peinture naît du choc, de la tension, du jaillissement chromatique. Ses lignes coupantes, ses zones de feu et d’ombre rappellent les batailles intérieures d’un artiste qui voit dans la couleur non pas un ornement mais une épreuve de vérité. Chez lui, la toile devient champ d’énergie : explosion et régénération à la fois. L’œuvre de Ziani ne décrit rien, elle convoque : elle appelle la mémoire à renaître de sa propre cendre. Sa peinture, saturée de mouvement, semble traversée par le vent d’Essaouira : ce vent qui efface pour mieux inscrire, qui détruit pour mieux révéler.
Ziani ne reproduit pas le réel : il l’interprète depuis la profondeur du souvenir. Il recrée un monde à partir de sa propre lumière intérieure, une lumière souvent blessée, mais toujours renaissante. Là réside peut-être son immortalité : dans cette capacité à transformer la mémoire en flamme et la couleur en langage de survie.
Dans ce dialogue posthume entre deux créateurs, Essaouira joue le rôle d’une matrice symbolique. Ville-frontière entre les éléments et les civilisations, elle abrite depuis les années 1970 une constellation d’artistes pour qui l’acte pictural est un mode d’être au monde. Sa lumière particulière, ses murs blanchis et ses horizons marins forment un espace d’accueil pour toutes les formes de l’invisible. La Galerie La Kasbah, fidèle à cet esprit, ne se contente pas d’exposer : elle restaure la continuité d’une mémoire collective.
« Le titre de l’exposition, « Les Immortels d’Essaouira », prend ici une valeur critique. L’immortalité n’est pas exaltation du passé, mais métaphore de la persistance du sens. Être immortel, c’est continuer à parler à travers l’œuvre, à féconder le regard du présent. L’exposition, en ce sens, devient un acte remémoratif : elle lit la peinture comme on lirait une conscience. Les toiles de Slith et de Ziani ne sont pas des reliques, mais des organes vivants de la mémoire plastique marocaine », explique Kabir Attar, fondateur et directeur de la galerie la Kasbah.
Si Slith tend vers la lumière intérieure, Ziani s’ouvre à la flamme du monde. L’un médite, l’autre s’embrase et tous deux révèlent la même vérité : la peinture comme acte d’espérance. En les réunissant, Essaouira rappelle que l’art est une résistance douce à la disparition, un espace où les morts demeurent parmi nous, transfigurés par la couleur et la lumière.
Ici, ce rêve continue de respirer. Dans le silence des murs de la Kasbah, sous le souffle du vent atlantique, la ville garde le secret de ses créateurs. Slith et Ziani ne sont plus seulement des noms : ils sont devenus des souffles, des rythmes, des éclats de lumière. Ils incarnent cette promesse esthétique et spirituelle que tout grand art porte en lui, celle de ne jamais mourir vraiment.






