عبد الله مشنون – Kévin Nemmour
La nouvelle stratégie de sécurité nationale américaine publiée en décembre 2025 marque un tournant fondamental dans la philosophie du rôle international des États-Unis. Elle ne se contente pas de limiter les engagements militaires traditionnels américains ou de réorganiser les priorités du système international selon une vision plus réaliste et moins impliquée dans la reconfiguration du monde, mais propose également une nouvelle approche de la gestion des relations de Washington avec ses alliés et ses adversaires. Au cœur de ce changement émerge une position radicalement différente à l’égard de l’Europe. On observe également un retour marqué à l’usage des droits de douane et des politiques de protectionnisme dans le commerce extérieur comme outils directs pour promouvoir les intérêts américains, contrastant fortement avec les principes libéraux qui ont façonné la politique commerciale américaine depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Il est clair que ce document nouvellement publié ne considère pas l’Europe comme le partenaire naturel sur lequel repose le système occidental, mais plutôt comme une région confrontée à des troubles internes, un déclin économique, la montée de puissances populistes et une instabilité croissante de la confiance dans le modèle démocratique. Tous ces éléments réduisent son poids dans une éventuelle coopération stratégique avec Washington. En conséquence, la stratégie adopte un ton moins enthousiaste à l’égard de l’Europe, s’approchant d’une critique franche, attribuant à certains États européens la responsabilité de ce que le document appelle « le déclin civilisationnel » lié à l’immigration, à la faiblesse du contrôle des frontières et au recul de la base industrielle. Ce langage ne reflète pas seulement une position d’une administration particulière à la Maison-Blanche, mais révèle une nouvelle lecture américaine qui considère que l’Europe n’est plus en mesure d’assumer son rôle traditionnel de défense du système international ou de supporter les charges stratégiques américaines dans le monde.
Ce changement a des racines bien réelles. La guerre russo-ukrainienne a épuisé les capacités européennes, montrant que le continent n’est pas prêt pour un conflit prolongé avec la Russie, et que sa dépendance à l’égard du soutien sécuritaire américain est plus profonde qu’elle ne le reconnaissait publiquement. Certaines estimations à Washington estiment même que la continuité de la dépendance européenne au parapluie sécuritaire américain constitue un fardeau insupportable si les États-Unis souhaitent se concentrer sur la montée de la Chine en Asie et la concurrence avec les grandes puissances industrielles. Par conséquent, la nouvelle stratégie se dirige vers une « redistribution des charges » plutôt que de continuer à garantir une sécurité européenne illimitée, ce qui signifie pratiquement demander à l’Europe d’assumer de plus grandes responsabilités en matière de défense et de dépenses militaires, sans nécessairement correspondre à un engagement accru de la part des États-Unis.
En parallèle à ce tournant politique et stratégique, le document met en lumière une tension économique croissante entre les États-Unis et l’Europe. La nouvelle vision de la sécurité nationale intègre directement l’économie dans le cadre de la sécurité, considérant que la restauration de la base industrielle américaine et la réduction de sa dépendance aux importations – même en provenance d’alliés historiques – sont des conditions essentielles pour reconstruire la puissance nationale. Ainsi, le document adopte une approche protectionniste claire, redonnant de l’importance aux droits de douane comme outil de réalisation de gains politiques et économiques, dépassant la simple politique commerciale. De ce fait, les droits de douane se transforment d’une mesure économique en un moyen de pression sur les alliés et les adversaires, ainsi qu’un moyen d’ajuster les chaînes d’approvisionnement mondiales tout en rapatriant certaines industries aux États-Unis.
Cette transformation place l’Europe dans une position délicate. Par exemple, les industries allemandes et françaises, particulièrement dans les secteurs de l’automobile, de la technologie et des énergies propres, font face à une menace réelle de la part des nouvelles politiques américaines qui imposent des droits de douane sur les importations européennes ou accordent un soutien substantiel à l’industrie locale de manière à rendre la concurrence déloyale. D’un point de vue plus large, ces politiques sapent les fondements théoriques sur lesquels reposait le partenariat économique transatlantique, fondé sur le libre-échange, l’ouverture des marchés et la réduction des barrières. Néanmoins, la stratégie américaine accorde la priorité absolue à la relocalisation des industries stratégiques, et à couper la route à la Chine dans les domaines des technologies avancées, même si cela nuit principalement à l’Europe.
Malgré ce tableau rempli d’inquiétudes, il ne faut pas minimiser la position de l’Europe en tant que puissance potentielle. Le vieux continent, qui abrite le plus grand marché unique au monde, dispose de capacités technologiques, industrielles et scientifiques non négligeables. Ses atouts humains et éducatifs la rendent – théoriquement et pratiquement – apte à mener les transformations mondiales dans les domaines des énergies propres, de l’intelligence artificielle et des industries avancées. Ce dont l’Europe a besoin n’est pas de miracles, mais d’un renouvellement de la vision politique, d’une volonté de surmonter les conflits internes, et d’une consécration d’une culture d’intégration stratégique. L’unité européenne – si elle est reconstruite sur des bases solides – est capable de produire une puissance qui peut se tenir aux côtés des États-Unis et de la Chine, plutôt que de rester un simple suiveur ou un récipiendaire des fluctuations des autres.
Une des sources notables de la force de l’Europe réside dans la cohésion de ses peuples et leur attachement aux valeurs de démocratie et de droits de l’homme, malgré toutes les crises traversées par le continent au cours des deux dernières décennies. Contrairement à certains discours, les Européens ne forment pas des sociétés en proie à la division ou au repli, mais des sociétés qui s’efforcent de préserver leur modèle social et de protéger le système de valeurs construit après la Seconde Guerre mondiale. Bien que certaines mouvances d’extrême droite aient pris de l’ampleur dans plusieurs pays, les sociétés européennes sont, dans leur essence, ouvertes et tolérantes, respectant la diversité culturelle, ethnique et religieuse, et œuvrant à la diffusion d’une culture de coexistence qui est devenue une partie intégrante de leur tissu social et humanitaire. Cet esprit civique est ce qui permet à l’Europe, si une direction politique avisée émerge, de surmonter les vagues de populisme et de racisme, comme elle a déjà su le faire face à des crises économiques et politiques plus sévères.
Enfin, il est indéniable que le soutien américain – s’il se maintient à son niveau actuel – constitue un levier indispensable pour restaurer la stabilité stratégique du continent. Le partenariat transatlantique n’a jamais été seulement une alliance militaire au sein de l’OTAN, mais plutôt un filet de sécurité politique, économique et technologique qui a permis à l’Europe de se reconstruire après la Seconde Guerre mondiale et de faire face aux crises du XXe siècle.
L’avenir du continent européen pourrait rester prometteur, voire pionnier sur la scène mondiale, tant que Washington s’engage à soutenir les États européens dans le renforcement de leurs capacités de défense, le développement de leurs industries technologiques et le maintien de l’ouverture de leurs marchés. L’intégration entre l’Europe et les États-Unis pourrait, si elle est correctement exploitée, constituer le noyau le plus puissant de la démocratie et de l’économie dans le monde, remplaçant la rivalité sino-américaine qui menace l’avenir du système international.
L’Europe se trouve aujourd’hui à un carrefour historique : soit elle exploite sa puissance douce, retrouve son élan économique et scientifique, et construit un système de défense commun qui renforce son indépendance, soit elle persiste à dépendre des fluctuations de la politique américaine, ce qui comporte des risques pour sa stabilité et son statut. Cependant, il est certain que l’Europe n’est pas faible comme certains le prétendent, ni menacée d’effondrement comme le suggèrent d’autres. Elle est un continent qui sait comment renaître de ses cendres et comment transformer les crises en opportunités, comme en témoigne son long historique de capacités de transformation, d’innovation et de renouveau. Le véritable défi aujourd’hui n’est pas l’absence de puissance, mais le manque de décision commune et de volonté politique unifiée.
Interpréter ce changement nécessite une compréhension plus large du paysage de pouvoir actuel. Le système international ne se présente plus comme une structure économique ouverte comme dans l’ère post-Guerre froide, mais devient un terrain de compétition féroce sur la technologie, les chaînes d’approvisionnement, les matières premières rares et l’énergie. Dans ce contexte, Washington perçoit les droits de douane non pas comme un fardeau ou une rupture du libre-échange, mais comme un outil défensif protégeant l’économie nationale, empêchant les adversaires d’accéder aux marchés américains et garantissant le maintien des industries stratégiques sur le territoire. Il est évident que ce tournant ne signifie pas seulement un affrontement avec la Chine, mais s’étend également aux partenaires que Washington considère comme tirant profit du marché américain sans une contribution équitable à la sécurité ou à la restructuration des chaînes d’approvisionnement.
Quant à l’avenir des relations américano-européennes, ce changement ouvre la voie à une phase complexe de tensions structurelles. Washington ne considère plus l’Europe comme un allié intégré, mais comme un partenaire avec lequel il peut coopérer lorsque les intérêts se rejoignent, et avec lequel il peut s’opposer lorsque les priorités américaines sont menacées. En retour, l’Europe se voit contrainte d’interagir avec une administration américaine qui pense que la protection des industries locales est plus importante que le maintien d’un partenariat économique transatlantique, et que la reconstruction de la puissance intérieure américaine ne peut se faire sans imposer des restrictions à l’importation, y compris pour les importations provenant des alliés.
Cependant, cette transformation ne diminue pas la relation stratégique entre les deux parties. Les États-Unis considèrent toujours l’alliance avec l’Europe comme essentielle pour contenir la Russie, gérer les tensions sur le continent et administrer le système international dans des institutions multilatérales. Mais l’idée centrale promue par la nouvelle stratégie est que « le partenariat ne signifie pas dépendance », et que l’Europe doit assumer sa part des coûts militaires et économiques, et cesser de compter sur Washington dans toutes les crises liées à l’immigration, à l’énergie et aux frontières, tout en reconstruisant ses bases industrielles de manière à lui permettre une indépendance stratégique.
Bien que le document n’aborde pas ce point directement, certaines analyses estiment que la nouvelle politique américaine envers l’Europe comporte également un volet électoral interne. L’industrie américaine et la classe ouvrière industrielle constituent désormais une base essentielle pour toute majorité électorale stable, et les années récentes ont prouvé que l’électorat américain est devenu plus sensible aux questions commerciales, de fabrication et d’emplois locaux. Ainsi, l’adoption par l’administration de politiques protectionnistes fortes reflète aussi une tentative de solidifier une base politique interne en affichant une certaine fermeté face aux concurrents commerciaux, qu’ils soient en Orient ou même parmi les alliés en Occident.
En définitive, la stratégie américaine de 2025 révèle une transition claire d’un partenariat transatlantique qui était considéré comme le noyau du système occidental après la Seconde Guerre mondiale, vers une relation plus pragmatique et équilibrée, peut-être plus fragile. Elle témoigne également d’une nouvelle vision de la puissance américaine, estimant que la restauration de la base industrielle, le renforcement des restrictions commerciales et l’utilisation des droits de douane comme outil de pression sont des conditions essentielles pour maintenir le leadership américain dans un monde en rapide mutation. Parallèlement, cette stratégie confronte l’Europe à un moment réel de réflexion autocritique : soit elle reconstruit ses capacités industrielles et militaires pour devenir un partenaire capable d’accompagner les nouvelles transformations, soit elle fait face à davantage de marginalisation dans la refonte de la structure de pouvoir mondial, qui se redéfinit actuellement sur des bases complètement différentes de celles connues au cours des dernières décennies.





